Engagé dans le débat d’idées, Bernard Vivier, directeur de l’Institut supérieur du travail, nous parle du progrès en entreprise sous le prisme des sciences humaines et sociales.
Quelle est votre définition du progrès dans le monde de l’entreprise ?
Je dirais que c’est l’ensemble des dispositifs qui permettent de grandir en performance dans tous les domaines de la vie de l’entreprise pour mieux rendre service aux clients comme aux salariés. L’entreprise est l’assemblage de tous les talents pour produire des biens et des services, des salaires, des dividendes, des capacités d’investissement. C’est aussi la satisfaction d’œuvrer ensemble.
Quelles sont, selon vous, les conditions incontournables pour de bonnes relations au travail ?
Il faut bien conjuguer la performance économique et la performance sociale. La finalité de l’entreprise, ce sont toujours des hommes et des femmes qu’ils soient dirigeants, clients, salariés, sous-traitants, partenaires, actionnaires.
L’entreprise est aussi un lieu de conflits. tout le monde œuvre ensemble, mais pas à la même place. Comment assumer ces convergences d’intérêts ?
Une entreprise réussit en gérant les multiples conflits qui la bousculent. Ces conflits sont nombreux. Les plus violents lui viennent de l’extérieur : exigences des clients, évolutions technologiques, contraintes administratives, fiscales et bancaires, normes réglementaires, exigences environnementales… L’entreprise est en permanence un nœud de conflits. Sans oublier les conflits internes entre la direction et les salariés. C’est pourquoi il est fondamental qu’en interne l’entreprise soit sereine.
Quels sont les rôles des salariés et des dirigeants pour faire progresser l’entreprise ? Pour favoriser le progrès dans les relations au travail ?
Tout d’abord, il faut considérer que l’entreprise est une communauté en action et pas un champ de luttes. Il faut bannir ce lien d’opposition fondamentale qui définirait comme irréductiblement opposés salariés et dirigeants.
En France, une lecture de l’entreprise héritée du XIXe siècle donne le sentiment, faux, que l’écrasement des uns par les autres est le moteur du progrès. Il y a des conflits en entreprise, mais de la même manière que les conflits sont au cœur de la société. Sans aller jusqu’à la notion de consensus social, on a besoin de trouver un point d’équilibre durable par la négociation, pas par les grèves.
L’engagement social de l’entreprise vis-à-vis des salariés a beaucoup évolué au fil de l’histoire. nous avons vécu un siècle et demi de progrès sociaux. les syndicats, les luttes, les grèves y sont pour beaucoup…
Les syndicats y sont pour beaucoup, assurément. Mais par la négociation bien plus que par la grève. Actuellement, chaque année en France, on signe à peu près 100 000 accords d’entreprise, et dans les branches à peu près 900 accords. Dans l’histoire, de belles avancées sociales ont eu lieu par le biais de négociations : l’assurance chômage en 1958, les retraites complémentaires en 1947 et 1961, la formation professionnelle en 1970…
Ces grands accords ont généré les grandes institutions paritaires, c’est-à-dire gérées ensemble par les employeurs et les salariés, que l’on connaît aujourd’hui. Toutes ces avancées sociales sont nées au sortir d’une négociation collective. Les grèves qui ont jalonné l’histoire des relations sociales, et continuent encore, ne sont que des pratiques qui imposent un accord tout à fait provisoire, et dans la violence, entre les parties.
Et les congés payés, n’est-ce pas un acquis par la lutte ?
Les congés payés sont nés au moment du Front populaire pour contribuer à mettre fin aux occupations d’usine. Ils ne figuraient pas dans le catalogue de revendications de la CGT en 1936.
Par rapport au XIXe siècle, la santé au travail s’est améliorée. Malgré tout, si nous travaillons beaucoup moins d’heures que nos aïeux, nous éprouvons une plus grande fatigue psychique. Comment l’expliquer ?
Tout simplement parce que la nature du travail a évolué. Grâce aux machines le travail est moins pénible physiquement, mais il est devenu plus fatiguant psychiquement. Il est plus intense, plus exigeant, et dans un temps plus resserré. De la peine physique, nous sommes passés aux troubles psychologiques.
Le travail, par définition, est toujours et encore un effort, une peine. Le temps de travail s’est réduit, mais le temps passé à travailler est plus intensif. Cette modification a été accélérée lors du passage aux 35 h il y a 25 ans. On a optimisé le temps de travail en le ramenant en temps utile. La productivité horaire n’a cessé de grandir. La France est d’ailleurs très performante en termes de productivité horaire.
Au-delà de la souffrance au travail, le manque de sens serait le premier facteur de démission d’un salarié. Quel est le sens de l’entreprise pour vous ?
La première raison d’être du travail, c’est de gagner sa vie. C’est aussi de créer, d’être fier de son métier, de travailler en équipe. La motivation au travail et le sens qu’on y met ne sont pas que financiers. L’entreprise est un collectif en action. Ici se pose alors la problématique du télétravail. Il était nécessaire pour passer le cap de l’épidémie Covid-19. On y a vu ensuite l’opportunité pour faire des économies en termes de mètres carrés de bureaux et en temps de déplacement. Mais une addition d’individus éloignés et isolés ne fait pas une équipe.
Vous ne considérez pas le télétravail comme un progrès ?
Le télétravail génère de la productivité, mais il abîme l’esprit d’entreprise.
L’entreprise a aussi vocation à avoir un impact social et environnemental positif. Ce volet ajoute même de la valeur économique. En quoi cette voie a-t-elle permis un progrès ?
N’oublions pas que la raison d’être de l’entreprise, sa première finalité, n’est pas sociale mais avant tout économique. Mais évidemment, si on considère les salariés comme des ressources que l’on exploite comme une ressource minière, on a une lecture déséquilibrée de l’entreprise. L’entreprise a donc aussi une finalité sociale et sociétale. Et le sociétal prend de plus en plus d’importance notamment au niveau environnemental.
On parle même d’entreprise à mission. La vocation sociale est un progrès dans le sens où, dans l’entreprise, elle permet au salarié de trouver un intérêt au-delà du salaire. Les PME, par leur taille, n’ont pas, par exemple, les moyens de mettre en place des formations en interne, mais en mutualisant leurs efforts, elles mettent sur pied des dispositifs de formation professionnelle. À l’extérieur de l’entreprise, les organisations patronales ont une mission sociale avec le financement des institutions sociales, des retraites, de l’assurance chômage…
Vous dites qu’il ne faut pas considérer le salarié comme une ressource. on parle pourtant bien de « ressources humaines ». Cette dénomination ne trahit-elle pas la vision que l’on a des salariés ?
Oui, c’est un mauvais mot que celui de ressource associée à l’humain. La personne au travail n’est pas un morceau de charbon que l’on brûle. D’ailleurs les directions de ressources humaines ont aussi, en leur sein, une direction des relations sociales. Quelques entreprises font carrément le choix d’une autre appellation. Elles choisissent « relations humaines » et non pas « ressources humaines ».
Les entreprises sont soumises à de nombreuses injonctions paradoxales. Aller plus vite, mais suivre une politique RSE, produire toujours plus, mais prendre en compte l’aspect écologique… comment faire face ?
Les évolutions technologiques ne s’arrêtent jamais. Elles sont source de progrès. Et de danger aussi, pour l’homme et pour l’environnement. Mais les entreprises savent s’adapter. On peut prendre l’exemple actuel des constructeurs automobiles qui savent qu’en 2035, ils ne pourront plus vendre de moteurs thermiques.
Où se situe le changement, par rapport au progrès ?
Une entreprise, pour changer, doit tenir compte du besoin de conservation qui, lui aussi, est une valeur. La course au changement n’est pas un progrès en soi. Une direction doit gérer la dialectique difficile de l’exigence du changement venu de l’extérieur (concurrence, performance, etc.) et du besoin de conservation qu’exprime, en interne, le corps social.
Le changement a toujours l’air positif en soi, mais il peut être source d’instabilité. La conservation a quant à elle, plutôt une connotation négative alors même qu’elle permet de trouver une stabilité et de maintenir un esprit collectif. Les syndicats sont des agents de conservation. Et dans de telles configurations, les syndicats sont des forces de conservation bénéfiques. Il faut trouver le bon dosage et le bon rythme.
Comment la transmission des connaissances et du savoir favorise-t-elle le progrès dans les relations au travail ?
La capacité d’assembler pour produire, et de rassembler pour donner un sentiment d’appartenance, de transmission, est très importante. Cette transmission des savoirs n’est pas qu’affaire de livres mais bien d’expérience. Il est des savoirs qui ne peuvent se transmettre que par les Anciens. La capacité à inscrire la relation dans la durée, c’est aussi ça le sens de l’entreprise. La performance d’une entreprise s’éprouve dans la durée, au contraire d’un calcul de rentabilité financière. C’est la raison pour laquelle les PME sont mieux équipées pour le long terme que les grandes entreprises. La dimension familiale et patrimoniale y est souvent plus forte.