Sociologue et politologue française, membre honoraire du Conseil Constitutionnel, directrice d’études à l’EHESS, Dominique Schnapper est l’auteure de nombreux ouvrages sur la citoyenneté, l’évolution de la démocratie
et le sens du travail dans les sociétés démocratiques contemporaines. Interview par Bernard Cohen-Hadad, Président de la CPME Paris Île-de-France.
Quand on évoque le « progrès social » aujourd’hui, pense-t-on à la même chose qu’il y a 10 ans ?
Le sens des expressions change avec le temps. De manière générale, il s’agit toujours d’améliorer les conditions de travail et de contribuer au succès de l’entreprise. Mais l’intérêt des entreprises doit être redéfini en fonction de la transformation constante de la situation économique. Du côté des salariés, les aspirations se modifient. Leurs demandes se diversifient. De plus en plus de jeunes ne souhaitent pas seulement travailler pour assurer leurs conditions matérielles d’existence, ils entendent aussi partager un projet qui ait un sens. Certains trouvent ce sens en obtenant de gros salaires, d’autres en jugeant que leur activité contribue à améliorer la condition des hommes. Toutefois, n’oublions pas que beaucoup d’emplois continuent à être durs et mal payés, le confinement a révélé combien ces derniers étaient nécessaires pour assurer nos conditions de vie.
Un certain nombre de philosophies ont valorisé le progrès social, sa progressivité dans la société pour émanciper l’homme. Est-ce encore partagé ?
La majorité des intellectuels sont devenus très critiques de nos sociétés, pessimistes sur leurs conditions et sur leur avenir. Alors qu’on voyait dans le travail un instrument d’émancipation, beaucoup de nos jours le considèrent comme une forme de tyrannie. Il peut être l’un ou l’autre selon les caractéristiques de l’emploi et les conditions du travail. Mais il est vrai que la critique du travail est plus répandue aujourd’hui. Les démocrates sont devenus plus exigeants. Le mouvement féministe montre pourtant bien que l’accès au marché du travail est un instrument d’émancipation.
L’entreprise post-COVID-19, avec une nouvelle relation au travail, est-elle un moteur d’innovation relationnelle et de progrès social ?
Nos sociétés sont organisées autour du travail, source essentielle du lien social, qui permet de « faire société ». Pendant la pandémie, le télétravail s’est développé avec ses avantages évidents à court terme : économie de fatigue par les transports, plus de liberté pour organiser le lieu et le rythme de travail pour les salariés, économie des charges immobilières pour l’entreprise.
Mais maintenant que nous sommes sortis de ce télétravail imposé, beaucoup de responsables sont sensibles aux risques qu’entraîne la dispersion de leurs collaborateurs. L’entreprise doit rester un lieu d’innovation collective et le collectif doit réunir des personnes en « présentiel » comme on dit. Les relations entre les personnes ne sont pas les mêmes quand elles sont médiatisées par des écrans. Il ne faut pas négliger les apports des discussions informelles dans le processus d’innovation qui est la condition du développement d’une entreprise.
On peut évoquer à cet égard le rôle de la fameuse machine à café pour entretenir des échanges qui peuvent être fructueux pour l’innovation de l’entreprise ! Aussi des contrats post-Covid-19 limitent le nombre de journées de télétravail et les responsables ont le souci de réunir régulièrement l’ensemble des collaborateurs.
Dans votre ouvrage « Puissante et fragile, l’entreprise en démocratie » (Odile Jacob), vous soutenez la thèse selon laquelle l’entreprise est devenue si centrale dans nos vies, que c’est elle qui cristallise désormais les questions de démocratie. Comment l’expliquez-vous ?
Dans cet ouvrage co-écrit avec Alain Schnapper, nous analysons les effets de la démocratisation générale des relations sociales sur le fonctionnement de l’entreprise. L’entreprise en démocratie ne peut négliger les effets de cette démocratisation qui peut être favorable, mais qui peut aussi poser des problèmes d’autorité et affaiblir la participation des collaborateurs. Nous distinguons le rôle politique indirect que joue l’entreprise, en tant qu’instance de la vie sociale, et le politique au sens étroit du terme qui définit les conditions de la vie collective et la légitimité des formes de commandement et d’obéissance. L’entreprise n’est pas en tant que telle un organe politique même si, par son action, elle a de grandes conséquences sur les sociétés. Les innovations techniques ont été les instruments les plus efficaces de la transformation des sociétés.
Les démarches de qualité de vie au travail et d’ESG, méritent-elles d’être mieux partagées par les TPE-PME ?
Toutes les entreprises, quelles que soient leurs tailles, dans une société démocratique, doivent tenir compte des conditions de travail, de l’aspiration des individus à une certaine qualité de vie et donner à leurs collaborateurs le sentiment qu’ils travaillent ensemble à un projet commun. On ne peut plus s’en tenir à la formule de l’autorité qui se justifie par elle-même, du style « Il faut le faire parce que le patron l’a dit », sans aspirations démocratiques de ses membres, ne peut céder à tous les excès. Elle doit conserver une forme d’organisation et une certaine autorité pour que le collectif reste efficace et que l’entreprise puisse se développer.
Notre société semble ne plus plébisciter ses repères, ses grands principes, ses valeurs républicaines. Avons-nous besoin d’un nouveau contrat social ?
Les principes qui ont fondé la République représentative sont ébranlés. Nous sommes entrés dans ce que j’appelle, après de grands philosophes à leur origine, mais ce n’est pas le principe du fonctionnement. Les générations successives de migrants se sont effectivement intégrées dans toutes les sociétés d’immigration, la France comme les Etats-Unis, par l’intermédiaire de l’emploi avant que leurs politiques, la démocratie « extrême », dans laquelle les excès, non contrôlés, des aspirations à une liberté et une égalité sans limites risquent de remettre en question les principes démocratiques eux-mêmes. Ce risque existe dans tous les domaines de la vie. Mais l’entreprise, si elle doit tenir compte des aspirations démocratiques de ses membres, ne peut céder à tous les excès. Elle doit conserver une forme d’organisation et une certaine autorité pour que le collectif reste efficace et que l’entreprise puisse se développer.
Face à la réécriture de notre histoire et à la contestation de nos principes économiques, le progrès social est-il un antidote au wokisme ?
L’entreprise est en prise avec le réel – faute de quoi elle sombre. Cela l’empêche de délirer comme le font certains penseurs du wokisme qui remplacent la réalité par leur idéologie sans rencontrer de résistance autre qu’intellectuelle. L’action de l’entreprise conteste donc par sa pratique le refus de la réalité qui est commun à tous les courants du wokisme par-delà leurs différences. Mais les wokistes souhaitent-ils participer à des entreprises étant donné leur idéologie, radicalement hostile à tout ce qui caractérise le monde démocratique, donc aussi à l’entreprise ?
L’individu s’enferme sur lui-même, voire dans sa communauté. Les TPE-PME peuvent-elles contribuer à l’inclusion durable et du progrès social dans les territoires ?
Oui, l’intégration par l’emploi, et donc par l’entreprise, a toujours été l’une des voies les plus efficaces pour intégrer les populations. C’est ce que montrent les processus d’intégration des immigrés et de leurs descendants. Dans l’entreprise, on n’est pas là en raison de son origine, mais en fonction de sa compétence et de l’utilité de son travail. C’est un rôle ethniquement neutre. Cela n’empêche pas qu’il est des formes particulières entre les personnes liées à leur origine, mais ce n’est pas le principe du fonctionnement.
Les générations successives de migrants se sont effectivement intégrées dans toutes les sociétés d’immigration, la France comme les Etats-Unis, par l’intermédiaire de l’emploi avant que leurs politiques, la démocratie « extrême », dans laquelle les excès, non contrôlés, des aspirations à une liberté et une égalité sans limites risquent de remettre en question les principes démocratiques eux-mêmes. Ce risque existe dans tous les domaines de la vie. Mais l’entreprise, si elle doit tenir compte des descendants soient intégrés par l’école et, ensuite, aussi par l’emploi. Le travail dans nos sociétés est ce qu’on a appelé le Grand Intégrateur. Il faut souhaiter pour le bien de tous que l’emploi continue à jouer ce rôle, ce sera bénéfique pour les populations elles- mêmes et pour la collectivité.